30 janvier 2013

Tête de A’roubi

Les voleurs de cuivre ont de nouveau frappé, le 8 janvier, privant le quartier nord de Maharès (à 30km de Sfax) de la téléphonie fixe et de sa connexion Internet. Il s’agit du deuxième vol en moins de deux semaines. L’occasion pour Limoune –  ليمون, non pas de faire l’état des dégâts, ni de relayer le ras-le-bol des usagers de plus en plus dépendants du réseau des réseaux, mais de faire la lumière sur le suspect n°1

du vol de cuivre, sur le suspect n°1 de tous les actes de vandalisme, sur le suspect n°1 de tous les pas de travers, le bouc-émissaire de Maharès, à savoir l’étranger. Nul besoin de chercher trop loin, dans la réalité locale de cette contrée périurbaine, l’étranger n’a pas de tête de Turc, il n’est pas Libyen, pas sub-saharien non plus, ni même originaire de Tozeur, de Tataouine, de Sidi Bou Zid, ou de Jendouba.

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Enfant de Bir Tofla
©Limoune

L’étranger est le plus proche voisin. Invisible sur la carte de Tunisie, à peine visible sur celle du gouvernorat de Sfax, son village d’origine, se nomme Bouhlel, Bouokkazen ou Nakta, Sidi Ghrib, Sidi Hmed, Bir Tofla ou Khaoui el Ghzal,  Al ‘Adi, ‘Ithet Chleya ou Mouassat. Il se trouve à 3 km de Maharès, ou à 13 km tout au plus.

Tirant essentiellement leurs revenus du travail de la terre, ses habitants sont péjorativement appelés a’roubi (terme général désignant le rural tunisien). D’autres lui ont préféré l’appellation tunisoise hokch, quand la désignation locale le présente comme chamtouri. Il est important d’expliquer l’origine de ce mot afin d’en déceler le caractère préjudiciable pour toute une population. Si le plus naïf des passants pense que le chamtouri est le campagnard, relayant un certain mépris, il  désigne en réalité un descendant des chmètra, une ancienne tribu désormais dispersée sur trois zones environnantes de Maharès, au nord, à Bouhlel, et à Nakta et dans l’ouest, à Al ‘Adi, à Ithet Chleya et à Mouassat.

Dans le parler local, chamtouri est devenu la dénomination de tout étranger – à la ville – à l’allure rurale, de tout conducteur de Forzale scooter-mobylette au prix défiant la concurrence des scooters sur le marché tunisien, de tout passager à l’arrière d’une 404 bâchée, de tout campeur sur les plages non aménagées de Chaffar. Adjectif stigmatisant, il est employé pour dénoncer un comportement déviant ou arriéré, un style vestimentaire has been ou peu appliqué, une ignorance présumée ou un manque de savoir-vivre.

Le préjugé, « ensemble de sentiments, de  jugements et naturellement d’attitudes individuelles qui provoquent, ou tout au moins favorisent, et même parfois justifient des mesures de discrimination » (R. Bastide, Le prochain et le lointain) est construit, solide dans l’imaginaire de bon nombre de maharessiens. Ce mépris vis-à-vis du rural pourrait se retrouver dans l’ensemble des villes tunisiennes.

Fort heureusement, il n’est pas généralisé à l’échelle d’une ville. Plusieurs fois par an, les maharessiens propriétaires de terres agricoles font appel à la main d’œuvre en provenance des villages alentours afin d’accélérer la récolte d’olives en hiver et celle des amandes en été. D’autres font appel aux femmes pour des travaux domestiques. Les occasions sont multiples pour faire connaissance avec le voisin, contraint aux migrations alternantes, pour tourner le dos aux préjugés, aux appartenances qui généralisent et englobent l’individu ; mais encore faut-il s’affranchir du rapport professionnel et de l’éventuel lien de subordination cher à quelques employeurs.

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Repas partagé entre ruraux et périurbains,
Champ d’oliviers, Maharès
©Limoune

Ces villages ruraux, ne disposant que d’un dispensaire – où un médecin est présent une seule fois par semaine – d’une école primaire – Nakta est le seul à disposer d’un collège –  et d’un hanout faisant office de boutique, de café de quartier et de taxiphone, dépendent du chef lieu de leur délégation, Maharès, pour les services municipaux, les services de police, les services hospitaliers, le tribunal de district et pour les études secondaires.

Quant à Maharès, comme toute ville périurbaine – « espace mixte où se [trouve] à la fois des ménages occupant des emplois urbains et des agriculteurs. » (« Urban Spread Beyong the City Edge », F. Goffette-Nagot dans Economics of Cities) – qui peut se targuer de son statut de chef lieu, dépend de Sfax – centre économique tunisien – pour le tribunal de grande instance, les soins de spécialistes tels que les cardiologues, les cancérologues, les neurologues, les centres de formation professionnels, les universités et surtout pour l’emploi. Si Maharès relève de l’espace urbain plutôt que du rural, ce n’est que parce que « la majorité de la population active qui y habite travaille dans une ville, en effectuant des migrations alternantes. » (« La ville périurbaine »Jean Cavailhès, Revue économique, 2003/1)

Il est alors clair qu’une incohérence dérangerait si les villes périurbaines tunisiennes, en quête d’équité et de justice sociale déconsidèrent leurs voisins ruraux, souffrant eux-aussi d’une inégalité criante en termes d’investissements publics, de développement et d’emplois.

Limoune – ليمون

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