Sénégal : Dis-moi quel âge a ton manuel, je te dirai pourquoi
Dakar. 2013. Le pays a tourné le dos à l’éducation coloniale. Les programmes de l’Education nationale ont été africanisés. Mais l’idéologie postcoloniale n’a pas quitté les manuels scolaires sénégalais.
A même le sol, sur un stand de livres face au lycée technique Seydou Nourou Tall, quelques manuels scolaires sénégalais mènent un combat contre une pile française. Timides, les rares autochtones ne représentent à peine tous les niveaux. Si le primaire ne compte qu’un disparu, le secondaire pourrait être disqualifié avec ses quatre absents. Fière et imposante, la pile néo-colonisatrice, elle, se distingue, se tenant à une cinquantaine de centimètres du sol. Ridés et épuisés, les manuels sénégalais s’écaillent et s’effritent pendant que leurs confrères français font dorer leurs teints métissés : les couvertures vertes, bleues, blanches et rouges font un bain de soleil.
Ton manuel va sur ses cinquante ans
« Le Sénégal ne dispose pas de manuels conformes aux programmes », explique Abdoul Sow, historien et maître de conférences à la faculté des sciences et technologies de l’éducation et de la formation (FASTEF) de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Membre contributeur de la commission de l’élaboration des programmes d’histoire-géographie, il représente le Sénégal à la commission de l’Unesco pour la réécriture des manuels scolaires d’histoire en Afrique. Leur projet : didactiser le savoir savant présenté par des historiens africains dans les huit tomes de l’Histoire générale de l’Afrique en savoir scolaire.
L’élaboration de cette Histoire africaine est lancée aux lendemains des indépendances. « C’est dans le cadre de cette « Françafrique », construite principalement à partir d’une Afrique subsaharienne francophone préalablement « balkanisée », que fut négocié le devenir de l’enseignement des Africains encore ombilicalement lié à la France. » [Ibrahima Seck, Esclavage et traite des esclaves dans les manuels de l’enseignement secondaire du Sénégal : des programmes de domestication coloniale aux programmes dits d’enracinement et d’ouverture, Historiens géographes du Sénégal, n°8, septembre 2009, page71]. Et, c’est en 1965 que les nouveaux programmes visant à réformer l’enseignement colonial de l’Histoire sont adoptés.
Mais « dès 1966, les éditeurs français, notamment Nathan et Hatier, se ruèrent sur ce nouveau marché et publièrent les premiers manuels consacrés aux programmes africains. » [I. Seck]. Les collections de manuels, produits par le centre africain de recherche et d’action pédagogique (Carap) et l’Institut pédagogique africain et malgache (Ipam), entre les mains de certains élèves sénégalais datent de la même année. Depuis, les réformes du programme scolaire sénégalais se sont enchaînés, mais les manuels, eux, ont perduré. « Ce sont de vieux manuels non actualisés. », confirme Abdoulrahmane Ngaide, historien, maître-assistant au département d’histoire de l’Ucad.
Qui détient le pouvoir détient le stylo qui écrit l’Histoire
« Nous avons, pendant quelques années, eu un programme issu de la colonisation. C’est cet enseignement que j’ai suivi au début des années 60 », affirme Mor Ndao, historien et professeur d’Histoire à l’Ucad. Avant d’enseigner à l’université, il a eu, face à lui, pendant une vingtaine d’années, des élèves du primaire et du secondaire. L’enseignement alors réformé par les historiens africains, il insiste, comme le préconise le programme national, sur « la traite negrière, l’exploitation coloniale et surtout le rôle et l’impact des résistants africains pendant la conquête ». Finie ! la glorification du rôle de la France civilisatrice qui a pallié au vide africain et qui a pacifié le terrain.
Mor Ndao déplore néanmoins l’idéologie post-coloniale : «il faut dépasser l’histoire de l’Etat nation d’Hegel amené par la colonisation ». Une idéologie qu’il n’est pas aisé d’éliminer de nos modes de pensée puisqu’il a permis de construire une nation au lendemain de la colonisation. « Les chefs politiques ont eu besoin de s’appuyer sur leurs héros, cette nouvelle élite en place était en quête de légitimité et elle s’est appuyée sur une histoire nationale dans laquelle les populations doivent se reconnaître. », souligne Mor Ndao.
L’Histoire est un enjeu pour le pouvoir en place. « Le dominateur veut imposer son idéologie au niveau de l’histoire qui précède sa domination. », reprend Abdoulrahmane Ngaide avant de conclure : « L’idéologie est un filtre, il faut apprendre à nous essorer. Nous absorber d’une idéologie qui ne soit pas issue de l’étranger. » Se défaire d’un système colonial dont nous sommes héritiers, tel semble être le défi sénégalais, tunisiens et affiliés.
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